La Soue,
par Fanch Babel ©copyrigth droits exclusifs
Résumé des chapitres 5-6
Jean doit s’exiler chez son oncle, en Normandie, par ordre de son père. Plein d’aigreur, il songe à Charlotte, « responsable » de son malheur.
Louise, la tante de Charlotte et tutrice de Lucienne, la fille de cette dernière, se rend chez les parents de Jean pour négocier un dédommagement.
4e suite
7.
Louise était ce qu’on appelle une forte femme. À la mort de sa mère, elle était allée à Paris, seule, à quatorze ans, avec pour tout bagage un panier contenant un peu de linge et quelque monnaie. Elle avait tout suite trouvé une place de domestique chez une bourgeoise de Saint–Ouen, une veuve qui l’avait considérée davantage comme sa fille que comme une boniche. Elle lui avait accordé une journée de congé hebdomadaire, l’avait habillée de pied en cap, lui avait donné une chambre. Les deux femmes mangeaient ensemble, conversaient ensemble. Louise qui lisait à peine en arrivant à Saint–Ouen, avait eu droit à des leçons de lecture et d’écriture, sa patronne lui repassait les livres qu’elle venait de lire et elles en discutaient le soir en buvant un doigt de porto. Madame Lévêque avait perdu son mari qui était ingénieur des chemins de fer et leur fille unique avait été emportée par la typhoïde l’année précédant la disparition accidentelle de l’époux. Depuis, Virginie Lévêque souffrait de neurasthénie et passait de longues journées enfermée dans sa chambre, acceptant de ne voir que Louise, qui, petit à petit, était devenue sa dame de compagnie et la seule personne qui lui arrachait parfois un sourire.
Une fois par an, les deux femmes allaient passer une semaine à Deauville, là où les époux Lévêque avaient effectué leur voyage de noce. C’était l’occasion d’une grande tristesse, mais aussi, pour Louise, de rencontrer une société qu’elle ne connaissait pas. On descendait dans un bon hôtel du bord de mer, on allait deux ou trois fois au restaurant, on voyait la mer.
Louise était restée neuf ans au service de Madame Lévêque, et puis, celle-ci était morte, une nuit, sans que rien n’annonce cet événement tragique.
Le notaire lui avait fait tenir un legs assez important que Madame Lévêque avait pensé à lui assurer. Avec cet argent, elle avait acheté un caboulot de la place de la gare à Saint–Ouen, que les propriétaires vendaient pour retourner en Auvergne. C’était une espèce de couloir assez sombre, avec quelques tables et un petit zinc. Pendant cinq années encore, Louise avait servi des verres de vin aux cheminots et aux voyageurs. Et puis on avait construit une gare de triage à Saint–Ouen. Sa clientèle avait grossi et ses économies aussi. Le caboulot était devenu un vrai bouchon bien tenu, presque un petit restaurant. Un monsieur de la SNCF d’une quarantaine d’années, Charles Salmon, venait souvent la voir, lui parlait, lui faisait perdre son temps comme elle disait en riant, mais elle y trouvait un certain plaisir. Un jour, un bouquet de fleurs à la main, il lui proposa le mariage. Charles avait roulé sa bosse, comme on dit. Originaire d’un quartier assez mal famé de Saint–Malo, à 16 ans, il avait senti l’appel du large et avait bourlingué sur divers navires de commerce. Il avait plusieurs fois fait le tour du monde. À partir de 1875 et jusqu’en 1890, il avait transporté les bagnards vers la Nouvelle-Calédonie. Une femme dans chaque port n’était pas pour lui une vaine formule, il aurait dû cependant ajouter, à chaque fois une nouvelle. Mais avec l’âge, il s’était assagi. Sa compagnie avait été achetée par les Chemins de Fer de l’Ouest et il avait décidé de poser son sac à terre. Il quittait la marine en qualité d’officier de pont et on lui avait proposé d’être responsable du personnel au dépôt de Saint–Ouen, considérant sans doute qu’il y avait là certaines affinités avec ses précédentes activités de chiourme. Il avait immédiatement accepté pour les dix ans qui lui restaient à faire avant de se retirer vivre de ses rentes qui n’étaient pas minces.
Louise avait 32 ans, elle accepta sans hésiter, vendit son fonds et décida de rentrer en Bretagne, au pays, avec son mari qui commençait à toucher sa pension. Elle acheta un troquet de campagne qui faisait aussi épicerie, situé en face du champ de courses de Dinan, ce qui promettait au moins deux périodes fastes dans l’année. La maison était une de ces grandes bâtisses en granite à deux cheminées, avec un étage et un vaste grenier. Il y avait encore quelques bâtiments annexes : une soue à cochon, un grand cellier, une écurie, dans laquelle Charles logea immédiatement son âne Martin, qu’il venait d’acquérir en même temps qu’une sorte de char à bancs, assez laid mais pratique, disait–il, pour parcourir la campagne. À côté de sa minuscule maison familiale, qui se trouvait à quelques centaines de mètres, c’était une maison de maître. Comparée à l’appartement de Saint–Ouen, c’était un palais.
Louise fit moderniser la maison : elle installa l’électricité, fit mettre un poêle à l’étage, cimenter la salle du café, installa un comptoir pour l’épicerie. Les habitants du coin, curieux de voir le café de la « Parisienne » vinrent y jeter un coup d’œil, ils trouvèrent tout cela très convenable. Louise menait bien la baraque, Charles était certes un monsieur de la ville, mais il n’était pas déplaisant malgré ses costumes et ses grands chapeaux, sa lavallière. Il savait embobiner les gens.
On organisa des concours de palets, on servait des galettes et des saucisses les jours des courses et les jours de marché… Les affaires allaient bien. Le capital octroyé par Madame Lévêque prospérait, Louise était plus active que jamais, Charles faisait de longues promenades, allait à la chasse. En 1900, un fils, Fernand, vit le jour au foyer des Salmon. Ce sera le seul enfant, annonça Louise qui, désormais fit chambre à part. Nous en ferons un instituteur ou un mécanicien aux chemins de fer. Charles continuait à parcourir la campagne derrière Martin. Les mauvaises langues disaient qu’il rattrapait ailleurs ce que Louise lui refusait, mais on n’en ajoutait pas plus, car il aurait été de mauvais esprit de salir un monsieur si bien, avec chapeau et lavallière, le père d’un héros de Verdun de surcroît, dont les décorations et les citations ornaient, avec un casque à pointe, le dessus de la cheminée de la salle du café.
Fernand, peu avant la naissance de Lucienne, avait épousé Yvonne Le Clech, une grande femme sèche et défavorisée par la nature, mais qui avait l’énorme avantage d’être institutrice et d’avoir du bien.
Elle avait passé sa jeunesse à Paris. À la force du poignet, le père Le Clech s’était hissé au poste de fondé de pouvoir d’une petite société d’import-export. Sa mère, une Parisienne de petite bourgeoisie, était une ombre. On lui avait appris chez les sœurs que les qualités principales d’une femme étaient le silence et la retenue. Elle se taisait donc et faisait, sans récriminer ni manifester la moindre joie d’ailleurs, ce que son époux lui disait. Elle avait eu un fils après Yvonne, mais il était mort à dix ans des suites d’une attaque de poliomyélite. On l’avait vite convaincue que c’était mieux ainsi. Une vie d’infirme, vous savez… Une fois par an, elle faisait dire une messe et s’enfermait dans sa chambre pour penser à Serge, son fils. Une journée entière on l’entendait pleurer, gémir, crier derrière sa porte. Le père Le Clech haussait les épaules. Et puis on n’en parlait plus de l’année.
Elle avait reporté, non pas son affection, mais son attention sur sa fille, dont elle avait guidé les études.
Avec la retraite, la famille était revenue s’installer à Quévert, le village natal du père et Yvonne, toute jeune institutrice avait été nommée directrice de la petite école.
Ils avaient acheté l’ancienne maison du notaire, qui venait de décéder, et possédaient désormais une sorte de petit château en briques rouges avec tourelle et pignons, recoins et terrasses, fenêtres à meneaux et vitraux dans l’entrée. Un petit parc et des grilles noires entouraient cette maison de maître provinciale aux volets peints en blanc.
C’étaient des gens qui avaient des sous et des relations. L’oncle d’Yvonne avait épousé une banquière suisse et vivait désormais du côté de Genève. Une fierté et une référence. Il était venu plusieurs fois à Quévert rendre visite à son frère et se plonger dans l’atmosphère du pays.
Fernand portait beau. Mécanicien des Chemins de Fer, toujours en route, une femme dans chaque gare ou à peu près, digne émule de son géniteur. Il avait été gâté par Louise et Charles bien que chacun, devant l’autre, ait mimé l’inébranlable autorité. Fernand avait vite appris à jouer ses deux parents l’un contre l’autre. Il obtenait tout ce qu’il voulait. Intelligent, beau garçon, beau parleur, il aurait pu se destiner à autre chose qu’à la carrière de conducteur de locomotives mais le métier lui plaisait et enchantait ses parents. Son père y tenait sentimentalement : lui aussi était de la maison ! Louise, de son côté, se souvenait des jours où elle rêvait en voyant les mécaniciens noirs de suie venir se rafraîchir à son caboulot. Elle avait l’impression qu’ils ramenaient avec eux l’air et les parfums des campagnes traversées et des dépôts visités.
Et puis, le mécanicien, c’était l’aristocratie des cheminots, le héros tel que Gabin devait le populariser quelques années plus tard !
C’était un garçon robuste, qui avait besoin de se dépenser. La chasse, les courses à travers bois, la vitesse des trains, voilà ses passions. Un rien tête brûlée, il avait réussi à se faire passer pour plus vieux qu’il n’était et, à 16 ans, il était devant Verdun. Il n’avait pas demandé l’autorisation à qui que ce soit. Avec le culot qui le caractérisait, il était allé à Dinan. Le médecin militaire ne l’avait même pas examiné : on avait besoin d’hommes, surtout de Bretons, dont on disait qu’ils étaient durs au mal. Il avait reçu un bon de transport pour Chartres où, pendant trois semaines, il recevrait les rudiments nécessaires au métier des armes.
Louise n’avait appris tout cela qu’après coup. Il avait envoyé une lettre de Chartres. Habituée aux fugues sentimentales de son garnement, elle avait cru qu’il était quelque part dans la chambre d’une belle. Sa seule crainte était qu’il fît une « bêtise » !
La peur de recevoir le fameux télégramme la tenaillait bien sûr, elle se réveillait la nuit en sueur, pensant aux tranchées, aux poilus, aux photos de l’Illustration, aux corps déjetés dans la glaise. Son fils unique ! Mais, d’un autre côté elle se consolait en se disant que la vertu des Jeanneton du coin n’était plus menacée et que, surtout, elle ne serait pas obligée de marier son fils à une sauteuse qui hériterait un jour de son café. Enfin, les médailles et citations lui mettaient du baume au cœur : le bulletin paroissial ne manquait jamais de citer les actes de courage des enfants de la paroisse. Tout le monde savait que le fils de la Parisienne se conduisait en héros. Cela valait de la considération et des clients en échange d’une souffrance somme toute acceptable en ces périodes tragiques !
En bref, d’un côté elle subissait toutes les angoisses d’une mère, les déchirements de la génitrice de laquelle s’était arrachée la chair de sa chair, de l’autre elle était soulagée de tous les soucis que son Joli Cœur de garçon lui causait et qui risquaient d’avoir des conséquences sur son porte-monnaie.
Fernand avait tout de suite aimé l’atmosphère de la caserne, l’odeur du vieux cuir mouillé, de la transpiration des chevaux, de la paille moisie, les coups de gueule des sous–offs, la trompette du matin, les rigolades avec les copains, les sorties le soir, interdites et délicieuses, les parties de cartes à n’en plus finir. Il en rajoutait parce qu’il craignait qu’on ne découvre son âge véritable et quand il avait fallu se séparer pour rejoindre les affectations, plus d’un avait regretté le gars Fernand, un boute – en – train comme pas deux.
Lui ne regrettait jamais ni rien ni personne. On l’avait envoyé fin mars à Verdun où il avait eu son baptême du feu. Son régiment ayant été décimé lors d’un assaut, il avait été cité, décoré sur le front pour un sang-froid inimaginable chez un gamin de son âge. À Mort–Homme, il était allé chercher une dizaine de blessés sous le feu de la mitraille et les avait ramenés derrière les lignes avec pour tout solde de ses exploits quelques égratignures sans importance, ce qui lui avait tout de même valu de devenir la coqueluche des infirmières.
Puis, il avait demandé à être versé dans le corps des vaguemestres. Accompagné d’un chien, sa musette coincée sous le bras, il courait désormais de tranchée en tranchée, sautait par-dessus les barbelés de Douaumont dans un sens et dans l’autre, portait des messages, des télégrammes, des lettres. Il avait de la chance le petit Fernand car, s’il perdit trois chiens accompagnateurs, là encore, il ne fut jamais sérieusement blessé si ce n’est par une balle qui lui traversa la main lors de la contre-offensive de Nivelle à Verdun, fin octobre, le jour de ses 17 ans ! À l’hôpital britannique qui l’avait recueilli, il apprit quelques bribes d’anglais avec une infirmière londonienne qui lui était en tout particulièrement dévouée, puis il fut volontaire à partir de mai 1917 pour maintenir le contact entre les troupes américaines qui venaient d’entrer dans le conflit et les troupes franco-anglaises qui progressaient dans une offensive parallèle en Champagne puis sur la Somme et l’Aisne où il fêta l’armistice et revint au pays fier comme Artaban, la poitrine couverte de médailles et de citations françaises, anglaises et américaines, sous–lieutenant pour ne rien gâter !
La guerre avait été pour lui une extraordinaire aventure. Dieu que la guerre est jolie, aurait pu dire Fernand s’il avait eu des lettres.
Mais il préférait les romans vécus aux romans lus. La guerre finie, il ne voulut plus rester militaire alors qu’une brillante carrière s’ouvrait à lui.
Son père et ses états de service, lui valurent immédiatement un emploi aux Chemins de Fer. Il fit ce qu’on appellera plus tard un stage et devint – il avait juste vingt ans – conducteur de locomotives ou plutôt mécanicien grâce aux emplois réservés. Les Chemins de Fer avaient besoin de personnel après tous ces morts. Le principal de la formation se fera sur le tas.
Fernand adorait cette vie qui le menait d’une gare à l’autre, d’un terminus à l’autre, d’un cœur à l’autre. À Rennes, son « port d’attache » toutefois, les choses risquèrent de se gâter : il avait engrossé une serveuse du buffet de la gare. Louise et Charles arrangèrent l’affaire. Il fallait le marier pour pallier tout nouveau scandale. Yvonne était disponible. Et assez riche. Et fonctionnaire.
Fernand accepta de l’épouser. Après tout, Yvonne ne le suivrait pas dans sa locomotive et, rentrant fourbu chez soi, ce ne devait pas être mal de retrouver une femme qui s’occupe de vous. Le repos du guerrier en quelque sorte. Et puis Louise, la mère, était devenue acariâtre ces derniers temps. Il était temps de partir. Et puis la maison de Quévert n’était pas mal. Yvonne était fille unique. Et l’oncle de Suisse n’avait qu’un fils asthmatique… Comme la serveuse de Rennes recommença à faire des siennes, Charles obtint pour son fils qu’on le change de dépôt. Il fut muté à Mantes. Yvonne était contente de retrouver la région parisienne. Elle fut nommée directrice d’une petite école près du pont de Limay, pas loin de la gare. L’appartement de service n’avait pas l’eau courante, mais un petit jardin où vivotait un poirier noir entre deux planches de salades. Le bonheur.
Fernand fit la moue devant l’étroitesse de ce jardin, mais il se dit que, de toute façon, il ne dormirait pas souvent dans le lit conjugal et puis il y avait la belle maison de Quévert, celle de l’Aublette dont ils hériteraient bien un jour…
Une fille, Jacqueline, naquit la même année que Lucienne.
Moins de trente ans plus tard, tous deux seraient à la retraite.
Jacqueline mourra à vingt ans. La tuberculose ne pardonne pas.
Fernand et Yvonne retourneront régulièrement à l’Aublette. Ils vendront la maison de notaire des parents et achèteront une villa à Cannes.
Ils vendront le bistrot de Louise avant de la mettre à l’hospice, parce que c’est mieux pour elle et Louise mourra peu après, gâteuse.
Ils achèteront un appartement sur la Croisette.
Ils loueront l’appartement. Achèteront des bons du trésor.
Ils voyageront. Le train est gratuit. Achèteront une belle villa. Ils achèteront…
Fernand vivra jusqu’à 85 ans, toujours vert le jour de sa mort, diront les voisins, et surtout les voisines en pouffant. Yvonne durera dix ans de plus et ne se réveillera pas d’une sieste faite à la fin d’un pique-nique sur les hauteurs de Cannes.
Une retraite de près d’un demi–siècle. Une vie, de l’argent et des médailles. Le père fait des affaires, la mère fait son tricot… Des affaires, des affaires, une longue retraite.
Une fille morte à vingt ans.
Des neveux qui disent « enfin ! »
8.
Lucienne revenait toute fière de l’école. Elle courait le long de la voie de chemin de fer pour arriver plus vite. Elle était reçue au certif’! La plus jeune du canton avait dit la maîtresse. Elle pouvait aller au collège si elle le voulait. À Dinan ! En ville ! Mademoiselle Aubert ce matin avait revêtu sa robe de dimanche. Pour l’occasion, l’institutrice ne portait pas sa blouse. Les vingt–deux filles de la grande classe avaient compris que le moment était venu. Les résultats du certificat étaient là.
Levez–vous les filles. Sans bruit. Aujourd’hui est une journée importante. C’est votre dernier jour de classe. Avec moi pour le moins.
Un long silence ponctua cette phrase. Melle Aubert balayait de son regard myope les rangs silencieux. Les filles n’osaient respirer de peur qu’on les remarque. L’émotion en avait rendu quelques–unes rouges comme des pommes tant la tension était grande. D’autres étaient pâles comme des mortes ou de jeunes mariées. Lucienne ne ressentait rien de particulier ; elle espérait seulement être reçue. Elle aimait l’odeur de plumier qui régnait dans la classe et suivait des yeux une guêpe folle qui se cognait contre le carreau de la porte.
J’ai reçu hier soir une lettre expresse de Saint–Brieuc. Le facteur me l’a remise en mains propres. J’ai dû signer, car il s’agit d’un document officiel, les filles, un document officiel !
Ce disant, elle sortit de l’enveloppe une feuille qu’elle brandit. Silence.
Ce document est une lettre de M. l’Inspecteur d’Académie. Il félicite notre école pour ses bons résultats et vous souhaite à toutes un avenir conforme à vos vœux.
Nouveau silence. Les filles ne pipent mot, debout à côté de leurs tables.
Voici les résultats…
Et Melle Aubert avait lu, lentement, avec application, la liste des reçues.
Les diplômes arriveront plus tard. On fera une petite fête. Les parents seront invités.
Il y avait tout de même six ou sept pots de colle dans la classe. Certaines se transformèrent en fontaines, d’autres ne dirent rien, deux ou trois ricanèrent.
Les filles quittèrent la classe en courant.
Melle Aubert avait appelé Lucienne et Sylvie la fille de chez les
Forbras qui exploitaient une grande ferme sur la route de Plélan.
Elle avait félicité la première, parce qu’elle était la plus jeune lauréate du canton.
Qu’est–ce que ça veut dire, avait répliqué Lucienne ?
Sylvie, pour sa part, avait les meilleurs résultats et obtenait d’emblée une bourse départementale pour aller au collège. Melle Aubert irait à la ferme. Il fallait prévenir les parents. Il y avait des papiers à remplir.
Lucienne, je passerai aussi chez toi. Tu es orpheline. Peut-être pourrais–tu avoir une bourse. J’en parlerai à Louise.
Maintenant Lucienne était sur le chemin du retour, seule parce que les autres avaient pris leurs jambes à leur cou et ne l’avaient pas attendue. Sylvie, elle, s’en allait dans une autre direction.
La plus jeune du canton ! La plus jeune du canton !
Quitter l’Aublette. S’habiller comme les jeunes filles de la ville. Finis les sabots et le sarrau noir qui lui donnait l’allure d’un garçon. Finies les corvées, le bistrot, les tasses à laver, la chèvre, le cochon, les poules…
Elle allait vite retrouver Charles et le lui dire en premier ! Lui serait content et la féliciterait comme il faut. Louise avait la joue rêche et les lèvres sèches. Lui, c’était autre chose.
Il aimait la prendre sur ses genoux dans sa chambre, lui donner des cachous, l’embrasser dans le cou. Il mettait sa main froide sur son ventre et disait que c’était son petit chauffage, ses mitaines secrètes et il ne fallait pas en parler à Louise. Un secret entre eux deux.
Elle commençait bien à ne plus trop aimer qu’il joue avec elle au chien de chasse. Ça la gênait, alors qu’avant, ça la chatouillait et c’était des parties de fou rire avec l’oncle quand Louise était en courses ou à travailler au jardin. Charles faisait semblant d’être un chien et il cherchait à flairer sous sa jupe, approchant son nez du petit trou comme il disait, où se cachent les lapins… Maintenant qu’elle avait le certificat, il faudrait qu’il arrête de renifler dans ses culottes, de prendre des airs dégoûtés, de replonger la tête, de crier « ça pue le lièvre ici »… Mais, dans le fond, il était gentil oncle Charles ; elle pouvait bien le laisser faire encore un peu.
Il serait fier qu’elle aille au collège.
Peut-être sera-t–elle un jour institutrice comme Mademoiselle Aubert. Mais Mademoiselle Aubert avait toujours l’air triste. Institutrice ! Et puis non ! Pas institutrice comme cette méchante Tante Yvonne. Cette chèvre ! Infirmière. Ce serait bien. Ou bien médecin comme le serait certainement Jacqueline, la fille d’Yvonne, qui venait chaque été en vacances, toujours belle et sage et fine.
Mais Jacqueline, elle, n’était certainement pas la première du canton !
Elle prit ses sabots dans ses deux mains, sauta dans le pré qui longeait la voie et courut d’une traite sur l’herbe à moitié sèche qui piquait délicieusement la plante des pieds, jusqu’à la maison de Louise.